

ARGUMENT
L’inconscient économique (individuel et collectif), malgré un certain nombre de travaux qui appliquent des théories psychanalytiques au contexte économique libéral, est demeuré dans l’angle mort des disciplines scientifiques. Il est important de noter que le concept ne fait pas référence à une théorie précise, n’est pas reconnu dans le domaine de l'économie et encore moins dans celui de la psychologie ; il pourrait tout au plus renvoyer à une manière de décrire les influences cachées qui peuvent façonner les choix économiques.
Freud prend connaissance des travaux marxistes à propos des modifications profondes de la conscience et de la nature humaines sous l’effet du capital et des moyens de production. Selon Marx (1867), ces conditions déterminent les relations sociales et les pensées dominantes d’une époque. Le fondateur de la psychanalyse exclut la puissante territorialisation du psychisme par la raison économique pour assujettir l’individu essentiellement à la captivité de la famille nucléaire [perçue par Foucault (1976) comme nouveau territoire disciplinaire du biopouvoir et par Alliez et Lazzarato (2016) comme un des champs de bataille de la guerre totale). Ainsi, la psychanalyse se focalise uniquement sur les indéniables effets psycho-affectifs et sexuels des configurations familiales. Notons que Freud scotomise de sa théorie les puissantes injections économiques qui modélisent les relations primaires et dont les parents sont les premiers vecteurs.
Le monde contemporain, en proie à des logiques économiques algorithmiques qui échappent de plus en plus à l’intelligence humaine et à sa conscience, nous fournit dorénavant la preuve de la coévolution du subjectif et de l’économique, comme de l’actualité de certains concepts marxistes : l’aliénation, l’accumulation, le fétichisme de la marchandise, l’antériorité logique de l’économique sur le social, la production d’idées et de croyances par les classes dominantes, la détermination de la conscience (et de l’inconscient) par les conditions socio-économiques (Ratner, 2017). Il nous paraît de ce fait réducteur de comprendre l’économique comme la projection de la nature humaine et d’une pulsionnalité préexistante sans prendre en considération les dénaturations pulsionnelles induites par la captivité précoce dans les codes économiques.
Les sources d’influence sur notre inconscient ne cessent de se démultiplier depuis que notre écosystème est co-produit par l’intermédiaire de l’intelligence artificielle qui cible précisément les points neuro-cognitivo-comportementaux et émotionnels sensibles-modifiables de l’individu à des fins de profit. La névrose n'est plus uniquement de nature affective et/ou sexuelle ; elle est générée par la classe sociale et le capital infini, indéfini, fractal, transversal, micropolitique et macropolitique qui naturalise la dénaturation pulsionnelle. Tout cela appelle des remaniements théorico-cliniques en accord avec la pluralité des facteurs et des disciplines qui offrent des théories explicatives permettant d’approcher l’inconscient économique du cybercapitalisme.
A l’heure du cybercapitalisme et des réseaux sociaux comme vecteurs de propagande, d’inoculations-extractions de nouveaux « ADN » individuels-collectifs numériques, de contaminations-contagions émotionnelles et virales allant jusqu’à la dégradation massive de l’image de soi voire jusqu’au suicide (comme le démontrent les jeunes utilisatrices d’Instagram), des travaux en sociologie cognitive mettent l’accent sur la prédominance des phénomènes implicites, automatiques, involontaires et inconscients dans les processus socio-cognitifs (Bargh, 2007 ; Payne et Stewart, 2007 ; Ferguson, 2007). Ferguson, par exemple, indique que les évaluations automatiques de notre environnement sont modifiées par le contexte actuel, bien que ces remaniements aient lieu à un niveau inconscient. Ainsi, la mémoire mobilisée devient prospective, signifiant qu’elle ne s’appuie pas uniquement sur les expériences passées pour interpréter le présent voire le futur (thèse qui fonde la psychanalyse), mais se réactualise continuellement en fonction de nouveaux objectifs exigés par un environnement qui exploite la peur de l’obsolescence et de l’exclusion. Au risque de l’épuisement du socle subjectif !
Dans le tsunami digital qui traverse l’humanité, le colonialisme scopique joue un rôle crucial dans l’injection massive d’objets « non-self » (Poenaru, 2023) qui colonisent les territoires psycho-somatiques pour créer de nouveaux écrans psychiques hallucinatoires et hostiles. En effet, la vision est une modalité sensorielle à laquelle participeraient plus de 30 aires cérébrales différentes ; elle est de ce fait le sens le plus étendu et le plus exploité par le cybercapitalisme qui produit une hypervigilance scopique et émotionnelle visant, paradoxalement, la protection vis-à-vis de prédateurs qui se démultiplient en raison de l’addiction volontairement induite. Ainsi, les temps d’écran augmentent d’année en année et, avec cela, l’exposition à l’injonction inconsciente de nouveaux codes qui amorcent et programment notre cerveau pour la création de sujets consommables, consuméristes, productivistes.
Nous souhaitons rassembler, au sein de ce numéro, de nouvelles pistes de recherche indispensables à l’élaboration d’un paradigme scientifique de l’inconscient économique soucieux de la diversité théorique, de la compréhension du monde contemporain et du traitement de ses effets psychologiques sans précédent. Cette perspective souhaite synthétiser des travaux qui examinent l’inconscient psychanalytique, l’inconscient cognitif, les mécanismes et dynamiques du complexe neuro-cognitivo-comportemental et émotionnel qui traitent les informations issues de cet environnement mouvant et invasif, les influences sociales, les conditionnements classiques et opérants qui en résultent, les politiques affectives de la viralité et de la propagande qui se greffent sur les phénomènes cognitifs, la nature hypnotique de l’écosystème (et l’ouverture volontaire-involontaire de l’inconscient préparé ainsi à l’injection de nouvelles injonctions économiques), les pathologies induites par le piratage mental du cybercapitalisme, etc.
BIBLIOGRAPHIE
Alliez, É., Lazzarato, M. (2016). Guerre et Capital. Paris : Éditions Amsterdam.
Bargh, J. A. (ed.) (2007). Social Psychology and the Unconscious. Hove: Psychology Press.
Foucault, M. (1976). Histoire de la sexualité. Paris : Gallimard.
Marx, K. (1867/2013). Capital, Volume 1: A Critical Analysis of Capitalist Production. Ware: Wordsworth Editions (2013).
Payne, B. K., Stewart, D. S. (2007). Automatic and Controlled Components of Social Cognition: A Process Dissociation Approach. In J. A. Bargh, J. A. (ed.), Social Psychology and the Unconscious, pp. 293-316. Hove : Psychology Press.
Poenaru, L. (2023). Inconscient économique. Paris : L’Harmattan.
Ratner, C. (2017). Marxist Psychology, Vygotsky’s Cultural Psychology, and Psychoanalysis. In C. Ratner & D. Nunes Henrique Silva (eds), Vygotsky and Marx. Toward a Marxist Psychology, pp. 27-108. New York: Routledge.
RETOUR DES MANUSCRITS: fin mars 2024.
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