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guerre

ARGUMENT

La survenue de la guerre, violence collective organisée, suppose que certains éléments se rencontrent : un État, une population, un leader, des corporations qui disséminent leur propagande et créent le consensus socio-économico-politique (Herman, Chomsky, 1988), une idéologie, une armée, un ennemi, un prétexte, une intolérance à la différence. Quels processus amènent à la situation qu’un adversaire ou un Autre devienne un ennemi voire un complice de la guerre ? Quel contexte (environnemental, social, économique, idéologique, démographique, cybernétique, religieux, psychologique, raciste, sexiste, homophobe, étatique, totalitaire, etc.) excite ou exacerbe la pulsion agressive pour la transformer en droit de tuer (physiquement ou psychologiquement) et pour induire l’abolition de la morale ?

Pour certains archéologues, dont Marylène Patou-Mathis (2013), la violence collectivement organisée serait survenue à la période charnière du Néolithique, avec les nombreux changements des conditions de vie (sédentarisation, patriarcat, domestication d’animaux, de plantes, apparition des croyances, passage aux dieux masculins, partage des tâches, division du travail). La guerre serait corrélée avec le passage de l’économie de prédation à celle de production, du nomadisme, à la propriété privée. Pour l’anthropologue australien Raymond A. Dart, dont l’œuvre fut popularisée par Robert Ardrey (1977), la lignée humaine descendrait d’un singe-tueur comme le chimpanzé. Contrairement à son cousin bonobo dans le groupe duquel les femelles sont dominantes et l’agressivité moindre, détournée vers l’activité sexuelle, il va à l’affrontement violent en cas de conflit. Quelles variations génétiques et épigénétiques ont fait prévaloir d’un côté l’adrénaline, de l’autre l’ocytocine (ou encore la dopamine, les endorphines, la sérotonine) ? Depuis, les guerres n’ont cessé, entre agro-pasteurs et chasseurs-cueilleurs, puis entre clans, tribus, cités-états, nations, empires et, plus récemment, entre les corporations. Faut-il les considérer, ainsi que l’écrit Hervé Drévillon (2021), comme constituant un phénomène social parmi d’autres ? L’époque moderne, avec les historiens britanniques Michael Howard et Béatrice Heuser, avec l’israélien Azar Gat, met l’accent sur les engrenages économiques, industrielles, politiques, sociologiques menant un pays à la guerre.

Programmer le cerveau de citoyens par les réseaux sociaux pour en faire des combattants supposerait le gel du module cérébral dédié à de la théorie de l’esprit (ToM), à l’empathie, aux affects partagés. De fait, pour Emmanuel Levinas (1963), le meurtre n’est possible que si l’on ne regarde pas l’autre en face. Pour le linguiste George Lakoff (1987), père de la cognition incarnée (embodied mind), la tentation guerrière est omniprésente dans les métaphores du langage et les stéréotypes. Ce mode de « pensée par défaut » (default mode network, Raichle and coll., 2001) dont résulte les catégorisations projectives (racisme, xénophobie, sexisme, antisémitisme, …) déterminerait-il plus qu’avant nos perceptions, nos pensées et nos actes vers la destructivité ?

 

Quel rôle jouent le cyberespace, la propagande qu'il véhicule, le lobbying industriel ou celui des États dans l'activation de la guerre psychologique? Que peut-on dire de la guerre des sexes, des races, des classes ou encore des subjectivités, menée par les gouvernements libéraux (Alliez, Lazzarato, 2016)? Les programmes sont nombreux qui visent à manipuler les esprits : utilisation frauduleuse de data (Cambridge Analytica - Wylie, 2019), fermes de trolls, faux comptes sur les réseaux sociaux, cellules militaires spécialisées (cyberguerre), contagions émotionnelles et sociales,  stimulation des segments fragiles de notre personnalité, excitation des pensées conspiratrices via des expériences psychologiquement abusives disséminées sur Internet, caractère hypnotique de l’industrie du divertissement qui ouvre l’inconscient à l’injection des codes belliqueux (voir le succès des jeux vidéo de guerre), etc.

S’agit-il de l’influence primordiale du contexte socio-économique, comme Deleuze et Guattari (1980) l’ont évoqué à propos du rôle moteur de l'économie de guerre dans le développement du capitalisme et aussi du rôle de l’État dans la captation (re-territorialisation) des flux individuels et des énergies sociales ?

Les cliniciens promeuvent un cadre psychothérapique traditionnel qui invite au différé pulsionnel, à l’inhibition de l’action, à la mentalisation des conflits (internes). Pour Eva Illouz (2006) ou Patrick Landman (2013), les psychothérapeutes devraient s’interroger également sur le conformisme de leurs interventions et sur leur complicité dans la guerre socio-économique générée par l'industrie du bien-être qui crée une mémoire de la souffrance tout en préparant les individus pour l'adaptation à un contexte belliqueux. Aussi, quels nouveaux cadres thérapeutiques inventer pour les situations extrêmes (guerres militaires, dictatures, exterminations) et le traitement des états post-traumatiques qui s'y associent ?

Les perspectives de ce thème sont nombreuses, aussi longtemps que la guerre peut se déployer sous diverses formes: militaire, économique, psychologique, etc. Dans une appréhension transdisciplinaire, les travaux d’historiens, de philosophes, d’experts en géopolitique, de psychologues cliniciens, de neuropsychologues, de généticiens, d’économistes, de sociologues, de militaires, permettraient de mieux comprendre ce phénomène transhistorique qu’est la guerre, son devenir à l’ère numérique et les stratégies d’intervention clinico-politique offrant un contre-poids à l’accélération belliqueuse du monde contemporain et à ses effets psychologiques.

 

Bibliographie

Alliez, E., Lazzarato, M. (2016). Guerres et Capital. Paris: Editions Amsterdam.

Ardrey, R. Les enfants de Caïn. Paris. Stock.

Bothoul, G. (1951). Les guerres, éléments de polémologie. Paris. Payot.

Deleuze, G. Guattari, F. (1980). Mille plateaux. Paris. Ed. Minuit.

Drévillon, H. (2021). Penser et écrire la guerre. Contre Clausewitz. Paris. Passés composés.

Fornari, F. (1966). Psychanalyse de la guerre. Paris. Gallimard. 1969.

Herman, E., Chomsky, N. (1988). La fabrication du consentement : de la propagande médiatique en démocratie. Marseille: Agone (2008).

Illouz, E. (2006). Les sentiments du capitalisme. Paris: Seuil.

Lakoff, G. (1987). Women, Fire, and Dangerous Things. The University of Chicago Press.

Landman, P., Lippi, S. (2013). Marx, Lacan : l’acte révolutionnaire et l’acte analytique. Érès.

LeBlanc, C. (2017). L'agriculture dans l'ancienne Égypte. Éditions Printograph Ossama Khairy Ragheb. Le Caire.

Levinas, E. (1963). Difficile liberté, essais sur le judaïsme. Paris. Albin Michel. 1990b.

Patou-Mathis, M. (2013). Préhistoire de la violence et de la guerre. Paris. Odile Jacob.

Raichle, M. E.; MacLeod, A. M.; Snyder, A. Z.; Powers, W. J.; Gusnard, D. A.; Shulman, G. L. (2001). A default mode of brain function. Proceedings of the National Academy of Sciences. 98 (2): 676–82.

Wylie, C. (2019). Mindf*ck. Cambridge Analytica and the Plot to Break America. Random House Publishing Group.

Image: photo de couverture du livre Mindf*ck, Christopher Wylie, 2019.

 

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