


PSYCHANALYSE
HÔPITAL
SOCIÉTÉ
Argument
Réunir ensemble psychanalyse, hôpital et société dans In Analysis nous permet de jeter un coup de projecteur sur les relations historiques entre trois institutions dont les transformations successives se sont réalisées, de façon parallèle ou enchevêtrée, dans des rapports teintés d’amour et d’hostilité, d’envie et de défiance, de curiosité et de discrédit.
Réunir ensemble ces trois institutions, c’est aussi réunir des institutions particulièrement marquées dans leur actualité par des situations de crise, ce qui, au regard d’institutions qui traitent la crise (qu’elle soit psychique, existentielle, somatique, sociale, sociétale, économique, politique, etc.), n’a rien de fortuit, et interroge les statuts, les fonctions et l’effectivité des métacadres censés accueillir ces crises et vectoriser des voies de transformation.
Il s’agira, dans ce premier numéro de l’année 2024, d’une part d’explorer ces articulations complexes en saisissant ce en quoi les crises propres à chacune de ces trois institutions sont susceptibles de revêtir une fonction analysante des crises intrinsèques aux deux autres institutions, d’autre part d’examiner ce en quoi ces crises entretiennent des rapports mutuels, éventuellement et potentiellement emboîtés. Ainsi, qu’est-ce que les crises des institutions de la psychanalyse (des sociétés et des écoles où se transmet la psychanalyse) et des crises de l’hôpital nous apprennent du moment sociétal et politique dans lequel nous nous trouvons ? Qu’est-ce que ces crises nous apprennent de la place de la psychanalyse et de l’hôpital dans nos sociétés ? Qu’est-ce qui a permis (ou n’a pas permis) à la psychanalyse de renouveler sa place dans les institutions hospitalières en tenant compte des évolutions de la place et des fonctions de l’hôpital dans nos sociétés ? La psychanalyse existe-t-elle (encore ?) à l’hôpital ? À quoi tiennent et sur quoi tiennent (individuellement, groupalement, institutionnellement, théoriquement et idéologiquement) les psychanalystes à l’hôpital ?
Dans la conférence qu’il prononce en septembre 1918 au 5ème Congrès International Psychanalytique qui se tient à Budapest, Freud annonce : « On peut prévoir qu’un jour la conscience sociale s’éveillera et rappellera à la collectivité que les pauvres ont les mêmes droits à un secours psychique qu’à l’aide chirurgicale qui leur est déjà assurée par la chirurgie salvatrice. La société reconnaîtra aussi que la santé publique n’est pas moins menacée par les névroses que par la tuberculose […]. À ce moment-là on édifiera des établissements, des cliniques, ayant à leur tête des médecins psychanalystes qualifiés […]. Nous nous verrons alors obligés d’adapter notre technique à ces conditions nouvelles » (Freud, 1918). Un siècle plus tard, de quelle manière l’histoire des rapports entre la psychanalyse et les institutions témoigne-t-elle des ressources permettant de prendre en compte les différentes formes de souffrances psychiques susceptibles de s’éprouver et de s’exprimer sur la scène hospitalière ? Dans quelle mesure cette histoire témoigne-t-elle également des impasses par lesquelles les résistances de la psychanalyse à sortir de « l’or pur de l’analyse » (ibid.) et à réfléchir à l’aménagement des dispositifs thérapeutiques hors divan, à des pratiques psychanalytiques introduisant « le cuivre » (ibid.) d’autres méthodes, ont pu participer à une forme de décrédibilisation de la place de la psychanalyse dans la société ? Comment la psychanalyse contemporaine rencontre-t-elle les demandes institutionnelles ?
Dans ce numéro d’In Analysis, nous nous demanderons de quelles manières et dans quelles conditions la psychanalyse peut-elle contribuer à une réflexion clinique du soin, individuel, groupal et institutionnel, dans un contexte hospitalier marqué par l’emprise d’un modèle de « normalisation des soins » (Dejours, 2016) directement consécutive à l’argument de réalisme économique qui devient le leitmotiv des politiques publiques dans le secteur médico-social tout particulièrement. Grand nombre de procédures se développent aujourd’hui, qui convoquent de plus en plus de formalismes, soutenus notamment par la technicisation, la ritualisation, et l’administration des pratiques de soin. Par-là s’opère insidieusement, à l’appui d’une soumission librement – candidement, habilement, consciemment ou inconsciemment – consentie de ses agents (Dejours, 2016; Joule & Beauvois, 1987), un processus de décomplexification, en parallèle d’une hypercomplication des procédures ne laissant plus de place à la mentalisation, au sens où la complexité des réalités en cause ne prétend plus servir à « [féconder] un nouveau type de compréhension et d’explication » (Morin, 1977, p. 378).
Dans ce contexte, loin de prendre en compte le maximum de niveaux de réalités et de causalités présents dans l’expérience globale d’un individu, de quels moyens les professionnels de l’hôpital disposent-ils pour ne pas céder à la tentation de les retrancher vers des structures réductrices qui en abrasent les reliefs les plus déconcertants, les plus coûteux parfois (psychiquement, cognitivement), sur lesquels on maintient finalement l’ignorance et les alliances de déni, avec le risque que la simplification, au prime abord pragmatique, ne devienne aussi idéologique. Car l’adoption de ces procédures tient également à leur capacité à jouer un rôle dans la tentative de réduction de l’angoisse, à défaut de proposition d’un autre modèle d’élaboration théorique et de pratique du soin.
Parmi les modèles de soin qui seraient susceptibles d’être convoqués, les mouvements de psychothérapie institutionnelle, portés par le milieu psychiatrique après la Deuxième Guerre Mondiale par des médecins désaliénistes tels que François Tosquelles, Georges Daumézon, Lucien Bonnafé, Jean Oury et d’autres (Delion, 2005), et renouvelés dans les années 1970, n’ont cependant pas trouvé écho dans le milieu somatique, et rencontrent depuis quelques années un désinvestissement (parfois un désaveu) massif dans le milieu psychiatrique. La force d’un tel modèle reposait sur sa capacité à fournir des étayages pour penser l’art et la manière, pour une équipe, d’« habiter humainement un espace de soin » et, notamment, pour penser les façons dont les appareils psychiques des soignants sont « mis à contribution dans cette relation humaine sans équivalent » (Delion, 2014, p. 109 et 111). Sans quoi, c’est bien sur le terrain de la fragilisation d’un Moi (individuel et groupal) démuni des moyens d’élaboration qui soutiennent les capacités de réflexivité et, partant, de critique, que la propension de chacun à apporter son concours à des procédures insatisfaisantes, voire moralement répréhensibles, est à même de s’épanouir. Le « psychiste » n’est nullement préservé de ce danger, et ce d’autant plus que la souffrance psychique et psychopathologique à laquelle il est confronté à l’hôpital – plus encore dans un hôpital démuni des conditions de moyens qui fondent son mandat – le soumet à l’envahissement par la réalité (externe comme interne), qui déborde régulièrement les capacités d'élaboration individuelle et groupale, et qui fait de la rencontre avec la maladie, la souffrance voire la mort à l’hôpital, pour chaque professionnel, une rencontre à forte potentialité traumatique.
Sur ces questions, nous attendons des contributions apportant :
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une réflexion concernant l’impact sur les individus (patients, professionnels, population générale, etc.) des évolutions des modèles de soin, tant du côté des dispositifs que des pratiques, en lien avec les évolutions institutionnelles et les mutations sociétales infléchies par la néolibéralisation de l’hôpital ;
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une analyse de la place et des fonctions de l’hôpital en chacun et dans la société, notamment en lien avec ce qui se développe actuellement du côté de la médecine préventive, de la santé intégrative, de la psychoéducation des patients et des familles, etc. : qu’est-ce que ces évolutions traduisent éventuellement d’une ouverture à d’autres forme d’écoute du symptôme ? De quelle manière, par ailleurs, les passages de la maladie au trouble, de la souffrance à la santé mentale, de la psychopathologie à la neuropathologie, du mal-être au droit au bien-être, témoignent-t-ils des évolutions des représentations de l’individu, de la souffrance et du soin dans nos sociétés ?
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une réflexion sur la manière dont la psychanalyse hors les murs peut travailler à une modélisation renouvelée des pratiques et dispositifs de soin, des cadres et métacadres institutionnels ;
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la manière dont la psychanalyse peut se rendre utilisable par les individus, les groupes et les institutions (sur le terrain clinique, sur le terrain de la formation, etc.) pour soutenir l’importance de la prise en compte de la singularité psychique dans les parcours de soin des malades, auprès de professionnels en quête de sens, dans un hôpital et des établissements médico-sociaux vivant pour certains un effondrement des méta-cadres institutionnels ;
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des perspectives critiques sur l’histoire des idées en psychanalyse, en lien avec l’histoire des institutions psychanalytiques, dans leur capacité à mettre au travail leurs rapports avec la société d’une part, avec l’hôpital dans la société contemporaine d’autre part.
Les manuscrits sont attendus pour le 1er septembre 2023.
Références
Dejours, C. (2016). Les psychiatres survivront-ils au néolibéralisme ? Le Carnet PSY, 202(8), 39‑42.
Delion, P. (2005). Accueillir et soigner la souffrance psychique de la personne. Introduction à la psychothérapie institutionnelle (2e éd. : 2011). Dunod.
Delion, P. (2014). La psychothérapie institutionnelle : D’où vient-elle et où va-t-elle ? Empan, 96(4), 104‑112.
Freud, S. (1918). Les voies nouvelles de la thérapeutique psychanalytique. 5ème congrès international de psychanalyse, Budapest, 28 et 29 septembre 2018.
Joule, R.-V., & Beauvois, J.-L. (1987). Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens. Presses universitaires de Grenoble.
Morin, E. (1977). La Méthode : Vol. 1. La Nature de la Nature. Éditions du Seuil.
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