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ARGUMENT

Évanescent, incroyable, hallucinatoire, absurde, délirant, le rêve (ou l’activité mentale liée au sommeil) relie l’humanité à des croyances, à la spiritualité, aux divinités, aux prémonitions, aux révélations et à l’au-delà du principe de réalité imposé par le positivisme et l’empirisme logique. Le passage, dans l’histoire des sciences et de la civilisation, du métaphysique au positivisme ne résout pas, malgré des apports scientifiques majeurs (que nous souhaitons examiner), les énigmes du rêve qui demeurera probablement à jamais un phénomène mystérieux. Le croisement de connaissances issues de divers domaines de la période moderne nous permet toutefois une compréhension partielle, fondée sur des théories issues de la neurophysiologie, de la neurobiologie, des sciences cognitives, de la psychologie expérimentale, de la psychanalyse, de l’histoire, de l’anthropologie, etc. 

Rappelons que Freud (1900) attribue au rêve la fonction d’accomplissement de souhaits fondés sur des contenus latents que le rêveur a refoulés à l’aide de la censure. Cette fonction est remise en question par des neuroscientifiques qui proposent le rêve comme manifestation épiphénomènale du sommeil, qu’il soit lent ou paradoxal (Muzur, 2005), ou comme une abstraction des représentations mentales (Dormhoff, 2003). L’activité cérébrale étudiée par tomographie à positons, par exemple, suggère que les rêves seraient à relier à des processus cycliques d’activation et de désactivation de différentes régions du cerveau – cela expliquerait l’étrangeté de leur contenu, l’importance des émotions et de la vision d’images (Arnulf, 2015). 

Certes, le repérage expérimental de groupes de neurones influents ou de régions hétérogènes du cerveau humain voire animal (dont le rêve est déduit et non pas confirmé par un récit subjectif) fournit de nombreuses informations sans vraiment éclairer la physiologie, la phénoménologie ou encore la fonction du rêve qui demeure un des points fondamentaux de son étude. À propos de fonction, Hobson et al. (1977) étudient l’hypothèse de l’activation-synthèse qui jouerait un rôle dans la promotion d’un processus d’apprentissage ; Benjamin (2010) confirme par des preuves expérimentales que les rêves sont corrélés avec un meilleur apprentissage. Pour Crick et Mitchison (1983) les rêves seraient comme des opérations de nettoyage supprimant les nœuds parasites et autres déchets de l’esprit, mettant sur la piste d’une fonction thérapeutique (Hartmann, 1995) qui permet au rêveur de traiter les traumatismes dans un endroit sûr. L’hypothèse de la “simulation de menaces” (Revonsuo, 2000) considère que l’évolution humaine est traversée par des menaces physiques et interpersonnelles réelles, donnant un avantage reproductif à ceux qui y survivaient ; le rêve aurait pour fonction, dans cette perspective, de contribuer à la survie en reproduisant des menaces pour s’y entrainer. Perçus comme une activation défensive par Eagleman et Vaughn (2021), les rêves auraient évolué, sur la base de la neuroplasticité du cerveau, en tant qu’activité hallucinatoire visuelle qui occupe le lobe occipital et le protège d’une éventuelle appropriation par d’autres opérations sensorielles non visuelles. Hoel (2021), à partir de réseaux neuronaux artificiels, propose que les rêves empêchent l’adaptation excessive aux expériences passées, permettant d’apprendre des situations nouvelles. 

La jonction pariéto-occipito-temporelle (PTO) est une zone de cortex gris située à l’arrière du cerveau, qui participe aux niveaux les plus élevés du traitement perceptif (conversion des perceptions en pensées abstraites et souvenirs, imagerie mentale). Une lésion le long des voies cérébrales antérieures spécifiques entraîne une perte totale de rêve (Solms, 2000). Cela permet d’inférer que le rêve implique une séquence inversée d’événements perceptifs : au lieu d'être ascendant, il est descendant (les niveaux supérieurs activent les niveaux inférieurs, et non les niveaux inférieurs vers les niveaux supérieurs; l’activation se déplace vers les zones perceptives, étant donné que l’accès au système moteur est bloqué et que les mécanismes de motivation dans le cerveau devraient être orientés vers un but). 

Que peut-on extraire de cette condensation d’explications, mécanismes et fonctions de l’activité mentale liée au sommeil ? Le rêve est avant tout un concentré incohérent d’images et émotions en partie liées à notre mémoire, à l’histoire (Mazurel, Serin, Carroy, 2021), aux expériences sociales (Lahire, 2021), à la culture, et en partie générées par la puissance créatrice de notre cerveau potentiellement en proie à des événements perceptifs ascendants et descendants. Censure, mécanismes de défense, créativité, espace de liberté, déliaison, chaos, réalisation de désirs ? Quelles qu’en soient les explications, pour la psychanalyse, les associations libres demeurent une des techniques pour s’engager dans la voie royale vers l’inconscient proposée par le scénario du rêve. Grâce à cela, le sujet peut créer de nouveaux tissus représentatifs utiles pour la mentalisation, en liant processus primaires et secondaires (avec l’aide du clinicien qui stimule et interprète cette créativité secondaire). Cela interroge simultanément un siècle d’épistémologie et les limitations de l’interprétation psychanalytique : demeure-t-elle extraterritoriale, auto-générée, ou dans une permanente articulation avec des tiers théoriques ? Ainsi, nous ne pouvons pas ignorer, dans notre réflexion théorico-clinique, les multiples fonctions du rêve : apprentissage, nettoyage, simulations, abstractions, activation-désactivation cycliques et leur articulation avec le pulsionnel, l’auto-thérapie, etc.

 

Plusieurs axes de travail émergent de notre bref aperçu du contexte théorique des rêves, qui pourraient s’organiser selon diverses perspectives : psychanalytique, neuroscientifique, sociologique, anthropologique, historique, multidisciplinaire, etc. Quel serait le fil rouge des fonctions plurielles du rêve ? L’interprétation du rêve dans la clinique psychanalytique doit-elle prendre en considération cette pluralité fonctionnelle ? Si les phénomènes descendants sont prédominants, comme le suggère Solms (2000), quelle est la part jouée par les processus dits « primaires » dans le travail du rêve sur ses contenus latents ? L’interprétation du rêve comme accomplissement de souhaits est-elle encore valide face aux autres théories ou serait-elle partie intégrante de la pluralité observée ? Les rêves sont-ils liés uniquement aux aménagements psycho-affectifs et sexuels ou sont-ils l’expression combinée d’événements concrets, de l’entropie de l’univers et de forces quantiques qui échappent à la raison scientifique (mais dont témoigne la créativité du rêve) ? Bien qu’ils soient singuliers, contiennent-ils des thématiques culturelles et sociales communes ? De quelles manières les situations socio-politiques et historiques (Covid, guerres, etc.) influencent-elles les rêves ? Est-ce que la dichotomie rêve-réalité est-elle autant marquée dans les cultures proches de la nature et moins matérialistes-individualistes ? Quelle place faisons-nous aux rêves et à l'imaginaire dans la société capitaliste numérique qui colonise nos représentations visuelles (Poenaru, 2019) et comment cela influence-t-il notre rapport aux autres. Que se passe-t-il si nous n'avons plus d'espace pour rêver ?

 

 

BIBLIOGRAPHIE

Arnulf, I. (2015). La mécanique des rêves en 8 questions. La Recherche / hors-série, 15,‎ octobre-novembre 2015, 38-43. 

Benjamin, V. (2010). Study Links Dreaming to Increased Memory Performance. The Harvard Crimson.

Crick, F., Mitchison, G. (1983). The function of dream sleep. Nature, 304 (5922), 111–114.

Dormhoff G. W. (2003). The Scientific Study of Dreams. Neural Networks, Cognitive Development, and Content Analysis. American Psychological Association.

Eagleman, D. M., Vaughn, D. A. (May 2021). The Defensive Activation Theory: REM Sleep as a Mechanism to Prevent Takeover of the Visual Cortex. Frontiers in Neuroscience. 15, 632853. 

Hartmann, Ernest (1995). Making Connections in a Safe Place: Is Dreaming Psychotherapy?. Dreaming, 5 (4), 213–228.

Hobson, J. A., McCarley, R. W. (1977). The Brain as a Dream State Generator: An Activation-Synthesis Hypothesis of the Dream Process. The American Journal of Psychiatry. 134 (12), 1335–1348.

Hobson, J.A. (2009). REM sleep and dreaming: towards a theory of protoconsciousness. Nature Review Neuroscience, 10, 1-11.

Hoel, Erik (14 May 2021). The overfitted brain: Dreams evolved to assist generalization. Patterns, 2 (5), 100244.

Freud, S. (1900). L’interprétation du rêve. Œuvres complètes, IV. Paris : PUF (2003).

Lahire, B. (2021). L’interprétation sociologique des rêves. Paris : La Découverte.

Mazurel, H., Serin, E., Carroy, J. (2021). Rêves de confins. Esquisses sur la vie onirique au temps du Covid-19 et du confinement (entretien avec Jacqueline Carroy). Communications, 108, 227-243.

Muzur, A. (2005). Towards an integrative theory of sleep and dreaming. Journal of Theoretical Biology, 233, 103-118.

Poenaru, L. (2019). L'image, angle mort des politiques de santé. In Analysis, revue transdisciplinaire de psychanalyse et sciences, 3 (1), 62-71.

Revonsuo, A. (2000). The reinterpretation of dreams: An evolutionary hypothesis of the function of dreaming. Behavioral and Brain Sciences, 23 (6), 877-901.

Solms, M. (2000). Dreaming and REM sleep are controlled by different brain mechanisms. Behavioral and Brain Sciences, 23, 843-850.

RETOUR DES MANUSCRITS: fin janvier 2024.

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